Qui est Tintin ?
On lit parfois que c’est le lecteur lui-même. Les traits simples et minimalistes du visage rond du personnage sont censés faciliter l’identification. Au contraire de la face marquée du capitaine Haddock derrière sa barbe fournie ou de l’allure extravagante du professeur Tournesol, Tintin semble vouloir être n’importe qui.
Cependant, pour le leader fasciste belge de la Seconde guerre mondiale Léon Degrelle, la question ne suscite pas tant d’ambigüités. L’affaire est entendue : c’est lui-même. Dans Tintin mon copain, un livre paru de façon posthume en l’an 2000, il évoque de long en large sa relation personnelle à Hergé. Voici l’argument central de l’ouvrage : l’ancien capitaine de la SS Wallonie a servi de modèle au personnage de Tintin. Ses exploits, ses voyages, et jusqu’à son style vestimentaire et capillaire ne seraient qu’un décalque de ceux de Degrelle.
Réfugié dans l’Espagne de Franco après la défaite des forces de l’Axe, confortable planque d’où il catapultait ses rodomontades vers l’espace public francophone, Degrelle est tout l’opposé d’une source fiable. Hâbleur et mégalomane, il envisageait tout événement historique comme un paragraphe de sa propre autobiographie. Pourtant, il se peut que l’identification furieuse du nazi belge au personnage Tintin soit plus significative qu’il n’y parait.
Qu’il tourne les Noirs en ridicule dans Tintin au Congo ou qu’il leur prête une main secourable dans Coke en stock, le jeune reporter apparait toujours plus nettement par contraste avec des Africains apeurés, impuissants ou passifs. Il vaut mieux avoir le teint clair pour se reconnaitre sous les traits du héros de la ligne claire.
La récupération par Degrelle fait remonter à la surface cette évidence tue : la prétendue universalité ou la neutralité revendiquée de Tintin se confondent intimement avec son évidente blancheur. Tintin triomphe des sauvages et surnage en champion dans le marasme nègre.
Qui est Tintin ? Degrelle ; peut-être. L’Occident ; certainement. Le Blanc ; assurément. Le Noir ; difficilement.
Le travail artistique de Johan Baggio, inventant la figure impertinente et espiègle du Black Tintin, dévoile cet amas d’impensés et rebat les cartes nos représentations héroïques. En détraquant le jeu habituel des identifications et des élans nostalgiques suscités par une figure clef de notre enfance, l’artiste nous invite à un détournement décolonial et antifasciste des icônes de la culture populaire.
Johan Baggio nous désintoxique des facilités de la familiarité et de la connivence en nous administrant une médecine de libération ironique et ludique du nom de Black Tintin.
Norman Ajari, le 17 avril 2025.